LA CHARPENTE  Française | Cruck | Mansards |

LA CHARPENTE "A CRUCK"

 

Rares sont les principes de construction en bois qui ont provoqué autant d'intérêt de la part des chercheurs que les charpentes baptisées, en Grande-Bretagne, à cruck. Bien connues des Anglais, qui en ont recensé chez eux plusieurs milliers de spécimens, ces charpentes ont vu leur présence attestée également en France dans le Centre (Corrèze, Limousin, Quercy) ainsi qu'en Bretagne. Quelques spécimens sont signalés en Flandre belge.

Là encore, pour ces charpentes très spectaculaires que sont les crucks et leurs dérivés, s'est posée la question d'une éventuelle diffusion Grande-Bretagne-Flandre ou, au contraire, la question d'une apparition spontanée de ces principes de construction en différents lieux.

Quoi qu'il en soit, on se trouve en présence d'une des conceptions typiquement populaires de la charpente en bois. A ce titre, aucun traité de charpenterie, aucune école savante d'enseignement du bâtiment n'a pris en considération ce principe de structure porteuse. Il s'agit pourtant là d'une conception extrêmement élaborée, nécessitant un soin tout particulier dans le choix de l'approvisionnement en bois, dans le traçage des bois courbes, particulièrement difficiles à équarrir et à ligner. Nous sommes ici, loin d'un art populaire fruste, qui aurait été supplanté par le savoir-faire de techniciens plus exigeants. Mais voyons tout d'abord en quoi consiste ce mode de construction.

Le recours à la charpente à cruck marque la volonté du constructeur de réserver à l'intérieur d'un bâtiment une circulation longitudinale optimisée, notamment pour des usages agricoles, au rez-de-chaussée comme sous le comble. Pour cela, le principe de la triangulation par entrait bas est abandonné ; il est toutefois plausible que le système à cruck ait historiquement préexisté au système triangulé, aucun document ne nous permettant actuellement de conclure.

L'entrait bas se révèle en effet gênant pour le stockage des gerbes, car il constitue une barre horizontale : on a, de toute façon, constaté que la distribution des bâtiments en pan de bois est toujours transversale en région Nord-Pas-de-Calais. La présence de traxanes est fort fréquente, pour des raisons de renforcement de la structure de base : malgré cela, il n'est pas rare d'observer des granges déformées de façon spectaculaire.

On comprendra donc à quel point l'utilisation des fermes à cruck dans les structures en pan de bois constitue une audace constructive, pas toujours bien maîtrisée, d'ailleurs, par les charpentiers. La charpente à cruck comporte également, environ tous les quatre mètres, ce que l'on peut appeler des fermes, c'est-à-dire des plans verticaux, perpendiculaires à l'axe du bâtiment, servant de relais dans le support des pannes. Autant le comble à triangulation par entrait marque bien la séparation entre comble et rez-de-chaussée (même dans le cas d'un comble à surcroît), autant la ferme à cruck tend à créer un seul volume, libre des entraves que constituent entrait et plancher.

Le principe mécanique de la charpente à cruck le plus achevé est fondé sur la recherche d'une transmission des poussées exercées par les charges de la toiture directement vers le sol ; pour cela, le cruck utilise un arbalétrier monoxyle, cintré, qui, partant du faîtage, devient jambe de force et rejoint directement le sol. Avec ce principe, on a donc évité de faire participer les murs, toujours faibles au regard des poussées de la toiture vers l'extérieur, à la statique de la charpente de comble. Les murs deviennent pratiquement de simples rideaux, tandis que la résultante des poussées s'exerce, dans l'idéal, à la verticale, sur des dés de pierre, ou même sur la sole.

Dans la pratique, il est bien rare que la courbe épousée par la pièce monoxyle, élaborée de manière empirique, permette d'éviter totalement des poussées sur les murs extérieurs. Ces contraintes incontrôlées par le charpentier peuvent entraîner des déformations spectaculaires, voire catastrophiques.

Comme on peut le voir, la construction à cruck constitue dans le domaine de l'architecture préindustrielle un des rares cas dans lesquels la statique à moyen terme du bâtiment fasse l'objet d'un pari. En effet, il semble bien qu'en choisissant ce principe l'on accepte le risque de déformation de la structure, qu'on n'imputera pas à la plus ou moins grande compétence du charpentier : celui-ci, rappelons-le, ne peut se permettre d'être mauvais, tant sont fortes la concurrence et l'exigence de la communauté villageoise. Il semble bien, dans ce cas, que le besoin d'une meilleure distribution l'ait emporté sur les risques liés à la faiblesse du système constructif.

Arbalétriers et jambes de force qui se dédoublentUne version plus complexe, et probablement plus efficace mécaniquement, est réalisée par une ferme dans laquelle arbalétriers et jambes de force se dédoublent.

Une troisième version des charpentes à cruck caractérise très directement la petite région de l'Ardrésis. Cette structure utilise le principe de l'arbalétrier monoxyle cintré, significatif des charpentes à cruck les plus achevées ; mais là où les fermes de l'Ardrésis déroutent considérablement le chercheur, c'est dans le fait qu'elles n'utilisent pas du tout les avantages de cette dernière technique (bonne circulation dans le bâtiment). Au contraire, le cruck, qui constitue à lui seul un système constructif, est ici doublé à l'aide des deux autres systèmes de charpente que connaissent les constructions vernaculaires en France, pour la première fois réunies dans une invraisemblable version syncrétique de la charpente rurale ! C'est ainsi qu'apparaissent simultanément poteau sous faîtage et triangulation à deux niveaux : par entrait bas, comme dans le cas des fermes "à la française", et par sole, comme pour les traxanes."traxane"

Ces structures étonnamment redondantes apparaissent bien attestées au XVIIIe siècle et figurent tant dans les bâtiments agricoles que dans les bâtiments d'habitation. Ces charpentes frappent par la complexité de leur mise en œuvre, ainsi que par les faibles avantages qu'elles autorisent pour la circulation. Il est probable que, à l'instar des autres exemples français s'apparentant à la construction à cruck, ce soit la conception avec pièce cintrée monoxyle qui ait disparu la première : on perçoit bien comment ces fermes-refends se sont facilement transformées en simples traxanes.

 

Source : L'architecture rurale française - la manufacture (ISBN 2-7377-0111.2)