A défaut de gros rapports, le sabotier avait la satisfaction d'accomplir du bel ouvrage. Le départ d'un bon ouvrier sabotier entraînait souvent la mévente dans une saboterie. Il faut dire qu'à l'époque, presque tout le monde portait des sabots. Même les femmes, même les gosses de quatre-cinq ans. Seuls les bourgeois préféraient se chausser de cuir. La clientèle regroupait surtout des gens du pays.
Une paire de sabots durait un ou deux mois, plus ou moins longtemps selon les travaux de la saison et le pas du paysan. D'aucuns usaient davantage parce qu'ils traînaient les pieds, ou parce qu'ils avaient à marcher souvent sur des sols caillouteux. A battre trop fort de la semelle, on cassait le talon ; à heurter une pierre, on fendait le dessus. Alors, pour faire plus d'usage, les paysans économes les ferraient, les cloutaient ou, plus tard, les ressemelaient avec des bandes découpées dans de vieux pneus. Quoi qu'il en soit, un bon travailleur réclamait au moins ses 6 paires de sabots par an, quand ce n'était pas davantage.
Chaque bourg à clocher possédait son sabotier. Le métier ne faisait vivre son homme qu'à la condition de ne pas gâcher sa journée en fariboles. Ses mouvements devaient être nets, précis, efficaces. D'un regard il évaluait la juste mesure, la juste entaille, le juste effort. Le redoutable tranchant de ses outils interdisait la moindre étourderie car le tablier de cuir n'aurait guère protégé du geste malheureux. Le sabotier était un homme de force et de modération, de rudesse et de minutie.
Le bois couramment employé était le bouleau. On le bûchait vert par commodité, il durcissait en séchant. On choisissait quelquefois aussi de l'orme, du hêtre, du peuplier, de l'acacia ou de l'aulne. On évitait le frêne, beaucoup trop pesant. Mais le bois de choix était le noyer.
Le sabotier calait les grumes sur des chèvres et les débitait en billes à la longueur des différentes pointures à fournir. Il prévoyait néanmoins un bon pouce en supplément pour rattraper la réduction due au séchage. Il mesurait alors en pouces : un sabot de 10 pouces équivalait à un 40 d'aujourd'hui. Puis il fendait les billes en quartiers, à la hache. Les quartiers trop noués ou trop tordus finissaient en bois de chauffage. Le dégrossissage des quartiers s'opérait à l'asseau sur un gros billot, puis on empoignait le paroir pour le bûchage. Le paroir était l'outil de taille indispensable. Il se composait d'une longue lame courbe, emmanchée d'un bout à une double manique et formant crochet de l'autre ; ainsi le paroir se fixait-il à l'établi. Morsure après morsure, le sabot prenait lentement sa forme.
Son extérieur façonné, l'ébauche était serrée avec des cales de bois dans un étau rudimentaire pour sa creuse. On commençait à débourrer le talon à la taraudière, puis on fouillait la "bauge de lièvre" au vrillet. Le trou était ensuite élargi avec les cuillères de différentes grosseurs, de douze à quinze lignes (autre mesure d'antan, la ligne correspondait à un douzième de pouce). Une petite gouge, la pousseuse, permettait de foncer à la pointure désirée. Enfin le fignolage s'effectuait au boutoir pour le talon, à la rouanne pour la semelle.
Un habile sabotier mettait un bon tour et demi d'horloge pour tailler, bûcher et creuser une paire de sabots simples. En conséquence, plutôt que de façonner sabot par sabot, beaucoup d'artisans préféraient organiser l'ouvrage en petites séries, par gain de temps.
Quelquefois pendant la creuse, le dessus d'un sabot éclatait. Résigné, on le jetait au feu. Un travail qui partait en fumée... Le poêle brûlait aussi les copeaux que la sabotière n'avait pas ensachés. Car certaines de ces rognures étaient offertes comme allume-feux aux femmes du voisinage.
En fin de journée, le sabotier rangeait son ouvrage au grenier. Les sabots séchaient là-haut pendant trois ou quatre mois, selon le besoin. Jamais on ne montait des pièces inachevées ; sèches, il aurait été trop difficile d'en terminer la creuse.
Il existait plusieurs modèles de sabots. Les plus portés restaient les "couverts" tout en bois, sans fioriture inutile. Le sabot de l'humble. Plus confortables et fort communs également, les "coussins" se complétaient d'un dessus de cuir. On garnissait les uns et les autres de paille ou de chiffes pendant les gros froids. Voilà pour les hommes.
Les femmes disposaient pareillement de deux modèles : la "sabotine", une socque munie d'une lanière de cuir, et la "claque" destinée à recevoir un chausson. Les fermières se servaient de ces claques pour vaquer à l'étable ou à la basse-cour ; elles les laissaient dans le corridor en rentrant à la maison et ne gardaient que leurs chaussons dans la pièce-à-vivre.
Certaines professions avaient leurs formes attitrées. Ainsi les laboureurs de terres grasses. Ceux-là portaient des "bourbettes", des sabots surmontés d'une sorte de guêtres clouées nommées "talonnières". Les maraîchers et les pépiniéristes, eux, achetaient des paires dépareillées ; le dessous du sabot de bêche ne comportait en effet aucune voussure, ce qui facilitait la pesée du pied sur le fer de l'outil.
Les sabots du dimanche étaient évidemment gravés et ornés de quelques fantaisies. Ils coûtaient un peu plus cher. On les prenait pour se rendre à la messe ou à la frairie. Le sabotier les teintait au noir de fumée ou au jus d'airelle, ou les imprégnait de cire d'abeille, ou les vernissait et les lustrait de façon à faire ressortir les gravures qui représentaient, le plus souvent, des fleurettes naïves rehaussées à la couleur. Les sabots de fête des hommes et des garçons étaient noirs ; ceux des femmes, des filles et des petits : rouges, roses ou jaunes.
Le client qui poussait la porte d'un sabotier apportait parfois le cuir retiré de son ancienne paire pour ne point dépenser inconsidérément. Un sabot ne s'adapte pas au pied de celui qui le porte, au contraire d'un soulier. Il doit convenir dès l'essayage. Les sabots retenus, l'artisan passait sans attendre à leur finition, devant l'acheteur. Il les polissait au racloir et, à la demande, les gravait et les apprêtait. Il clouait enfin les rebords de cuir récupérés par le client ou achetés chez un corroyeur de la ville.
Source : LA BELLE OUVRAGE - G. BOUTET - ISBN 2.86553.096.5