LE CORDIER

 

Les paysans de ce temps-là employaient beaucoup de cordes pour attacher leurs bêtes et pour les lieuses de gerbières. Les paysans ne demandaient qu'un travail à façon lorsqu'ils fournissaient les tortis de chanvre ; le cordier n'avait qu'à faire payer ses heures et sa fatigue. L'ouvrage comportait 3 opérations successives : le peignage des fibres, le filage et le câblage.

Le peignage se pratiquait sur un séran, une sorte de carde montée sur pieds dont les dents hérissées mesuraient une dizaine de centimètres. Cette besogne ne requérait pas une adresse particulière ; en revanche elle n'était guère agréable car les paysans laissaient fréquemment leur chanvre en rouissage dans les eaux de quelque étang : l'écorce des tiges, la teille, s'imprégnait alors d'une vase et dégageait une épaisse poussière au sérançage. Le cordier devait donc peigner la filasse sous une remise balayée par les courants d'air ou accepter de suffoquer dans une saleté poudreuse.

Le filage était une étape tout aussi pénible, mais bougrement plus délicate que la précédente. On travaillait constamment courbé, les reins cassé, et l'on restait à piétiner des journées entières, sans jamais se permettre une minute d'inattention. D'abord le cordier se ceignait le ventre avec une poignée de filasse qu'il fourrait dans les pans relevés de son tablier de toile. Après quoi il se dirigeait vers le châssis de l'aire, châssis constitué de 2 poteaux imposants et flanqués d'une roue comparable à celle d'une charrette. Dans l'entretoise de ces montants se logeaient les "machines" : 2 mécanismes interchangeables au gré des façons.

La machine à filer se résumait à un simple tableau de bois muni, en son centre, d'une molette en buis et d'un croc solidaires. Une cordelette de coton reliait cette molette à la grande roue que l'on actionnait à l'aide d'une manivelle rotatrice. Le cordier attachait un écheveau de sa poignée de filasse au croc, puis il ordonnait à son aide de manœuvrer la manivelle plus ou moins vite. La mise en mouvement de la roue, qui ne réclamait aucun effort, incombait souvent au gamin de la maison ou au jeune apprenti. Le croc se mettait aussitôt à tourner. Le cordier tendait l'amorce du fil en formation de la main droite, tout en contrôlant sa grosseur, tandis qu'il l'approvisionnait en filasse de la gauche. Il reculait à mesure que le fil s'allongeait et ne pouvait se fier qu'à son doigté. Plusieurs compagnons filaient parfois côte à côte, et cela sur des longueurs qui dépassaient les cent mètres. Besogne ardue certes, mais gestes de routine pourtant.

On bobinait le fil sur un touret en attendant de l'utiliser. Le moment venu, l'apprenti calait la "machine à cordager" - dite aussi "toronneuse" - entre les éparts du châssis. Imaginez-vous une boîte carrée et peu épaisse, en fer, garnie de quatre crochets pivotants sur le devant (plus rarement de six), d'une manivelle d'entraînement sur le derrière et d'un engrenage de transmission à l'intérieur. A ce stade, on n'avait plus recours à la grande roue et il fallait la force d'un adulte pour tourner la manivelle de la machine...

Enfin on poussait le "chariot" à bonne distance du châssis, compte tenu du tiers de longueur à perdre au câblage : on plaçait par exemple le chariot à 15 mètres pour obtenir 10 mètres de corde. Le chariot, qu'on appelait quelquefois la "traîne", ne possédait que deux rouelles à l'avant, de sorte que sa queue le freinait en raclant par terre. Il était surmonté d'un madrier vertical supportant lui aussi une manivelle et un émerillon verrouillé par une bague de cuivre. En certains ateliers, le chariot roulait sur des rails et un contrepoids tombant du mur le tirait constamment vers l'arrière. En pratique courante, on l'alourdissait en le chargeant d'énormes pierres, ce lestage était néanmoins très important puisqu'il devait maintenir la tension des fils qu'on allait maintenant toronner puis câbler.

En fonction de la corde souhaitée, douze à vingt portées de fil étaient ourdies entre l'émerillon bloqué du chariot et les quatre crochets du châssis. On disposait un râteau aux dents relevées, à mi-élongement, pour garder les fils parfaitement écartés. Le cordier se tenait derrière le chariot, l'œil rivé sur les portées, alors que son aide commençait le commettage en tournant la manivelle de la machine.

Dès lors tout était une question de savoir-faire, et seulement de cela. Les fils en torture se vrillaient bientôt en quatre torons. L'aide ne cessait de mouliner à la machine pendant que le cordier prenait son moule en buis et le glissait entre les torons soumis à torsion. Ce moule ressemblait à une grosse toupie gravée de quatre rainures, d'où son nom de "toupin".

Le cordier guettait l'instant idéal : cette seconde qui annonçait la rupture des fils au prochain tour de manivelle. Alors il empoignait fermement les oreilles de son moule et ne libérait l'émerillon que lorsqu'il jugeait les brins assez tordus. Les quatre torons chassaient le moule vers la machine pour se réunir en une torsade régulière. Un dernier tour de manivelle, au chariot, serrait le tors.

Voilà : la corde était quasiment prête. Le fignolage n'ajoutait rien à la solidité de l'article mais il flattait néanmoins l'orgueil d'un ouvrier appliqué. On polissait les cordages en les frottant à la pierre, on les ébarbait en les engluant à l'aide d'un chiffon imprégné de colle ou on les lissait à la ficelle de crin.

Avant la Grande Guerre, un compagnon gagnait 18 francs par semaine. Il travaillait de 6 heures du matin à 7 heures du soir, été comme hiver, avec juste une pause d'une heure le midi.

 

Source : LA BELLE OUVRAGE - G. BOUTET - ISBN 2.86553.096.5