LE CONSEIL DE DISCIPLINE

(source : "Histoire d'un petit tribunal scolaire en Alsace" - Daniel MASSON)

 

Les faits analysés puis exposés ci-après ont pour origine un document qui a été sauvé de la corbeille à papiers du Lycée Professionnel-CFA Jules Verne de Saverne il y a quelques années. Il s'agit du Compte-rendu des conseils de discipline. C'est un petit cahier à couverture rigide qui retrace l'histoire de la discipline au Centre d'Apprentissage Industriel (qui devint Collège d'Enseignement Technique), conseil après conseil, du 10 mars 1948 au 17 octobre 1966.

Ce cahier, tenu avec soin, raconte sans sourciller et avec un vocabulaire de tribunal des histoires parfois rocambolesques qui laissent transparaître une certaine idée de la vie quotidienne pendant les 18 ans qu'il couvre...

Le conseil se compose de :

Après exposition des faits, écoute des élèves et délibération (et parfois vote), le conseil propose les sanctions envisagées au président, qui décide généralement de les appliquer... Le conseil de discipline est un petit tribunal. Le vocabulaire employé par le rédacteur des comptes-rendus (le surveillant général) ne fait aucun doute. Il faut qu'un élève fasse une faute pour être "traduit" devant le conseil, qui se réunit pour "juger" son "cas", souvent après avoir mené une "enquête". Les élèves deviennent des accusés qui doivent "comparaître" devant le conseil. Ils sont "appelés" et subissent un "interrogatoire" seuls, puis on recoupe et on confronte leur opinion avec celles de leurs "complices". Après délibération et examen du fait qu'ils sont "récidivistes" ou qu'ils ont des "antécédents" ou des "circonstances atténuantes", ils sont "inculpés", ou, très rarement, "acquittés".

Cette utilisation du vocabulaire judiciaire est frappante. Le conseil de discipline est une chose exceptionnelle dont les élèves doivent avoir peur. D'autant plus que, contrairement à la vraie justice, il n'y a pas d'avocats. Mais les élèves qui passent devant le conseil sont souvent "interpellés" en flagrant délit. Tout d'abord, ils "nient farouchement pour se disculper", mais une fois leur culpabilité prouvée, ils n'ont "rien à dire pour leur défense"...

Le conseil est rarement indulgent. Même s'il tient souvent compte du fait que certains élèves viennent de l'assistance publique, les punitions sont alourdies si le coupable a fait preuve de mauvaise volonté ou de paresse auparavant. L'attitude de l'élève compte beaucoup : celui qui dit se moquer d'être exclu a de bonnes chances d'y être. Ceux qui sont considérés comme "petits meneurs" sont lourdement punis, ce que le conseil justifie en précisant que la punition est donnée "à titre d'exemple" pour préserver la discipline dans l'établissement. Mais les "bons élèves" ne bénéficient d'aucune indulgence : eux aussi doivent montrer l'exemple !

Les motifs de passage au conseil de discipline sont nombreux. En voici une petite liste (les plus fréquents sont au début de la liste). Indiscipline, paresse, mensonge, insolence, vol, brimades envers des camarades plus jeunes, mauvais esprit, effronterie, mauvaise conduite, bagarre, manque de franchise, fugue, désobéissance, insultes, détérioration de matériel, lecture de livres de moralité douteuse, fumer une cigarette aux toilettes, lancer de la poudre à éternuer, insulter le personnel, envoyer des boulettes, jouer au ballon dans les vestiaires, tordre une petite cuillère (!), renverser le lit d'un camarade, s'asseoir sur un radiateur, etc.

Les sanctions infligées par le conseil de discipline sont variées. Si l'avertissement, la retenue et l'exclusion (temporaire ou définitive) sont les plus fréquentes, on trouve, de temps à autre, des punitions plus rares. Dans la liste qui suit, elles sont précédées d'une astérisque.

À travers le compte rendu des conseils de discipline, on apprend bien des choses sur le règlement intérieur et la vie du centre au quotidien.

Les qualificatifs attribués sans preuves surgissent dans presque chaque compte-rendu, souvent au début de la présentation de l'élève et de sa personnalité. Ceci peut influer sur la punition qui sera donnée. Car immanquablement, les élèves fautifs sont souvent ceux qui auraient dû montrer l'exemple (ils sont plus âgés, plus grands, plus forts ou ont des responsabilités dans le Centre). Ainsi, les brimades envers les 1ère années sont souvent le fait de "petits meneurs", dénomination que le conseil utilise souvent comme la circonstance aggravante suprême. Par exemple, le qualificatif "intelligent" est souvent employé dans le sens négatif du terme, pour désigner celui qui use de sa malice pour manipuler les autres et préméditer des mauvais coups.

Le portrait des élèves est dressé de façon péremptoire (untel est paresseux, maladif, menteur, peu courageux, manque de franchise, ...) et serait inacceptable de la part d'un conseil actuel. De plus, les punitions infligées portent parfois sur le comportement en ville ! Il arrive aussi au conseil de porter des opinions sur les parents. Quoique peut-être fondées, elles sont rarement étayées de preuves, même si elles peuvent aider à la délibération. Ainsi, on apprend que le grand-père d'un élève "se livre à l'usage immodéré de l'alcool" ou que les parents d'un autre sont "trop faibles"...

Le cahier des conseils de discipline est certainement le seul document permettant de comprendre la vie de la collectivité pendant les 18 ans couverts. Le cas le plus grave fut une agression au couteau à bois en 1948. Beaucoup de punitions sont liées aux "brimades" et à la vie à l'internat. Et dans l'ensemble, les punitions sont équitables. Le conseil de discipline avait un parfum d'inquisition. Il disséquait les faits avec une précision d'orfèvre, allant jusqu'à mentionner le poids d'un élève ou l'heure exacte des faits. Les histoires, parfois hilarantes, sont toujours relatées avec le plus grand sérieux.

Aujourd'hui, les conseils de discipline sont devenus rares. Souvent il faut attendre une faute très grave pour qu'un conseil se réunisse. Et les élèves peuvent avoir un "avocat". Les temps ont changé. Les mots aussi. La paresse et l'indolence sont rarement évoquées, pourtant les élèves paresseux existent toujours. Mais on les accepte, comme un mal nécessaire... En revanche, sur les quelque 25.000 mots que compte le cahier, on ne trouve pas trace d'un mot si commun de nos jours : "violence"...

Et voici maintenant quelques cas choisis. Chaque cas est retranscrit tel quel, sans modification de vocabulaire. Pour préserver l'anonymat des élèves mentionnés, les noms ont été remplacés par des lettres qui ne correspondent pas forcément aux initiales réelles. Vous allez découvrir quelques perles du fameux Compte-rendu des conseils de discipline...

Brimades envers 1ère année de la part des élèves S** - H** - B** - U**.
Le président explique aux membres les motifs de cette réunion et fait appeler l'élève S**. Celui-ci reconnaît avoir frappé des élèves de 1e année sans motif spécial. H** - B** - U** reconnaissent avoir donné une correction à certains élèves comme V** et A**, uniquement dans le but de rétablir l'ordre et le silence.
Sanction :

Puni d'une retenue le samedi 22 janvier pour ne pas avoir ses cahiers à jour, H** ne s'est pas présenté aux cours ce jour-là. Il avait prévenu ses camarades qu'il serait malade pour ne pas faire sa retenue. D'ailleurs ce garçon est un spécialiste des absences du samedi. Pour sa retenue il était prévenu personnellement par le surveillant général le vendredi 21 janvier.
H** reconnaît les faits qui lui sont reprochés. Le conseil demande comme sanction une retenue pour les dimanches 6 et 13 février ;

Ces sanctions ont été communiquées aux élèves au rassemblement de midi.

Le surveillant de service a rencontré G** vers 23h05 en ville. Interpellé, l'élève répondait avoir eu l'autorisation de sortir pour fêter un anniversaire. Or cette autorisation lui avait été refusée. Convoqué chez M. le Directeur, G** disait : je pars après le CAP faire mon service militaire et je tiens encore à en profiter avant de partir au régiment.
Ce garçon est un récidiviste qui a déjà comparu devant le conseil de discipline et puni de trois jours d'exclusion. C'est un élève nettement plus âgé que la moyenne et ayant de ce fait une grande influence sur ses camarades auxquels il ne donne pas suffisamment le bon exemple. Une sanction exemplaire s'impose.
Conclusion : Le Conseil estime qu'étant donné son âge, G** porte une grande responsabilité du mauvais esprit qui règne actuellement dans sa classe et propose comme sanction une exclusion de huit jours et demanderait, au cas où il n'y aurait pas une très nette amélioration dans les jours à venir, le renvoi définitif de l'établissement.

Le mercredi 27 juin 8h00, le jeune C** a signalé au Surveillant Général la perte de sa montre. En effet le soir du 26, B** en avait trouvé une en salle 1, à la place qu'occupait C** . B** a aussitôt passé dans les dortoirs pour trouver son propriétaire. Arrivé chez G**, celui-ci prétendait que la montre lui appartenait. Convoqué chez le Surveillant Général, G** portait une montre qui ne correspondait nullement à celle décrite par C** et B**. Pourtant ce dernier persistait d'avoir remis une autre montre à G** qui reconnaissait ce fait. Voyant que B** persistait, G** reconnaissait s'être attribué une montre qui ne lui appartenait pas. Celle-ci était soigneusement cachée dans un placard de l'atelier de machines-outils et correspondait à celle de C** et que B** avait remis à G**. L'inculpé a avoué qu'il l'avait cachée pour l'emporter samedi à la maison. Pour camoufler ce détournement G** avait emprunté la montre de S** d'où complicité de vol puisqu'il savait que la première montre n'appartenait pas à G**. D'ailleurs S** pour se couvrir portait la montre de W** mais celui-ci n'était pas au courant de l'affaire.
Conclusion : En raison de la bonne conduite jusqu'à ce jour de G** et des exhortations faites à cet élève par le Président, le Conseil demande à M. le Directeur :

Quant à S**, le conseil demande, pour complicité :

Vendredi 9 mai vers 23 heures, l'élève M** signalait à O**, maître d'internat, des dégâts causés au WC du 1er étage. Le lavabo était arraché.
Au rassemblement du samedi matin 7h15 M. N**, de service, a demandé à deux reprises à ce que le coupable se dénonce. Au moment du rassemblement de 7h55, l'élève chaudronnier de 2e année B** est venu se dénoncer, déclarant s'être appuyé contre le lavabo en attendant que l'un des WC soit libre...
Pendant son interrogatoire, B**, mis en face des témoins M**, F**, E**, et C**, reconnaissait ne pas s'être appuyé contre le lavabo, mais s'être assis sur le lavabo, lisant un journal de cow-boy. Étant donné son poids (75 kg) le lavabo a cédé, arrachant les supports et la tuyauterie, dégradant aussi le siphon. La dégradation est estimée à environ 10.000 francs. D'ailleurs l'élève reconnaît que la lecture de cet illustré est le vrai motif de sa présence au WC, sachant que pareille lecture est interdite à l'internat.
Décision : Le Conseil propose à M. le Président à titre d'exemple :

Comparution de l'élève S**, 1ère année, pour dégradation volontaire.
Monsieur le directeur donne lecture du rapport du Surveillant Général : le 08.11.61, au cours du repas de midi, le jeune S** a tordu une petite cuillère. Après que le Surveillant Général ait demandé au coupable de se dénoncer, S** est venu reconnaître sa faute.
Appelé devant le Conseil de Discipline, S** confirme les faits et ne peut excuser son geste qu'en disant que chez lui il tord toutes les vieilles cuillères. Sans laisser particulièrement à désirer, la conduite de cet élève n'est pas irréprochable et lui a attiré de nombreux rappels à l'ordre, en particulier au réfectoire.
Décision : Considérant que l'élève S** a commis une dégradation volontaire dont l'exemple, s'il n'est pas sanctionné sévèrement, risque d'être suivi dans l'internat, les membres du Conseil de Discipline proposent à l'unanimité une exclusion de 8 jours de la demi-pension, et le remboursement à l'économat de la valeur de la perte subie.

Le 13 décembre une jeune fille des Cours Professionnels a déclaré le vol de 50F à M., le Surveillant Général.
Cet argent a été volé dans la poche de l'anorak, suspendu dans le couloir du rez-de-chaussée de l'internat, pendant que l'apprentie mangeait. G**, qui avait voulu payer des affaires au foyer avec un billet de 50F, a été convoqué immédiatement. Il prétendait que cet argent lui avait été envoyé par sa sœur, infirmière dans un hôpital à Dudelange (Luxembourg), pour l'achat d'un uniforme scout. La sœur, appelée au téléphone, affirme n'avoir jamais envoyé de billet de 50F.
Le lendemain, reconvoqué, G** continue de s'enferrer dans un réseau de mensonges. À la fin il prétend avoir trouvé le billet dans la cour de l'internat, derrière une gouttière, alors que ce jour-là soufflait un très fort vent qui n'aurait sûrement pas laissé le billet en place.
G**, qui ment avec beaucoup d'aplomb et joue à merveille la comédie des larmes, ne se met à avouer que lorsqu'il ne peut vraiment plus faire autrement. Tous les jours il est mêlé à une bagarre, il ne s'adaptera jamais à la vie de l'internat. Toutes les remarques qu'on lui fait ne servent à rien.
Le Conseil de Discipline, après délibération, a décidé à l'unanimité l'exclusion définitive de G**, vu son caractère difficile, vu le recel des 50 F qu'il a probablement aussi volés. Il rentrera pour les vacances de Noël et ne rejoindra plus le Centre après la rentrée du 5 janvier. Les parents seront prévenus par lettre.

 

(source : "Histoire d'un petit tribunal scolaire en Alsace" - Daniel MASSON)